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La mondialisation est-elle l'extension du capitalisme ?
18 avril 2012

LA MONDIALISATION POLITIQUE

       Comment débarrasser le thème de la mondialisation de son vague, de sa banalité et
de ses résonances idéologiques ? Une issue part du constat qu'elle désigne, en fait, la
rencontre de deux lignes évolutives distinctes, d'une part la marche lente et obstinée des
histoires humaines vers une histoire unique, commune à l'humanité entière, et, d'autre part,
l'extension à l'humanité unifiée de traits émergés dans une civilisation particulière, celle de
l'Europe. Une question décisive pour la compréhension de l'état présent de l'humanité dépend
de l'interprétation que l'on retient de la modernité, soit comme un développement culturel
d'une civilisation particulière, soit comme l'émergence, à l'occasion de particularités
européennes, d'une matrice inédite de possibles culturels proposés au génie humain. Retenons
la seconde hypothèse, comme plus plausible et plus féconde. De là, il est permis de poser que
la mondialisation est l'entrée de l'humanité dans un stade inédit de son aventure millénaire.
Que découvre-t-on, une fois le seuil franchi ? L'enquête rationne lle ne prédit pas l'avenir,
radicalement inconnaissable, elle porte exclusivement sur le passé et, avec des précautions
infinies, sur le présent. Dans ce présent, les germes du futur proche sont déjà semés, si bien
qu'il doit être possible de les repérer et d'en tirer certaines conséquences. L'exercice ne
consiste pas à prédire l'avenir, mais à repérer, dans le présent et à la lumière du passé, les
indices de futurs possibles et à peser leurs probabilités respectives de se réaliser. L'exercice se
réserve des chances de ne pas échouer complètement, à condition de porter sur les indications
les plus générales et de refuser d'entrer dans des détails, qui ont des chances infinies d'être
démentis par les événements. Le passage de l'humanité entière à une économie de type
capitaliste, d'ici une ou deux générations, est un pronostic que l'on peut tirer d'indices actuels,
avec des chances raisonnables de toucher juste. Il serait tout à fait déraisonnable de chercher à
décrire à l'avance les épisodes par lesquels le passage s'effectuera, et encore plus de construire
un tableau des activités économiques pays par pays.
La première ligne évolutive, celle de l'unification des histoires humaines, dont le
moteur principal et presque exclusif a été politique, indique le point de vue qu'il est judicieux
d'adopter en premier, si l'on veut aborder ces questions délicates avec prudence et efficacité. Il
faut commencer par supputer la structure politique de la mondialisation. Pour ce faire, deux
concepts doivent être retenus, qu'il vaut mieux désigner par des mots inédits, pour éviter toute
ambiguïté et tout malentendu. Convenons d'appeler
- politie un groupe humain, dont les membres s'entendent entre eux, pour résoudre les
conflits inévitables entre eux par le recours à des dispositifs et des procédures efficaces, et
- transpolitie le système d'interaction défini par au moins deux polities, qui, faute de
dispositif et de procédures " politiques ", courent le risque de voir leurs conflits dégénérer en
guerres.
Des définitions plus ramassées désignent la politie comme un espace social de
pacification tendancielle et la transpolitie comme un espace social de guerre virtuelle.
Tenter de lire dans le présent une structure politique probable de la mondialisation
revient à examiner la planète définie comme transpolitie. Celle-ci dépend, pour sa constitution
et son fonctionnement, de deux paramètres principaux et presque exclusifs : le nombre des
polities incluses dans le système et leur poids respectif les unes par rapport aux autres entermes de puissance mobilisable et/ou mobilisée. En combinant les deux paramètres, on
parvient a définir trois systèmes transpolitiques, dont les jeux et les logiques sont très
différents :
- un système dipolaire - dont la logique est la même dans les jeux à trois et quatre
polities - réunit deux polities de puissance comparable et ne connaît aucune position
d'équilibre stable : à terme, il conduit irrésistiblement à l'unification impériale de la
transpolitie
- un système polypolaire, rassemblant plusieurs dizaines de polities, est
intrinsèquement instable, faute de règles du jeu et de la possibilité de les faire respecter :
chaque politie a intérêt à attaquer pour ne pas l'être, dont résulte une guerre sauvage perpétuée
et la marche irrésistible à l'unification politique par la guerre
- un système oligopolaire unit et oppose de cinq à dix polities, dont aucune n'est
assez puissante, pour l'emporter sur la coalition de toutes les autres, ce qui les conduit
ensemble vers des positions successives d'équilibre stable à très long terme.
La question de la " transpolitie planétaire " se précise. Quelle sera sa configuration la
plus probable : di-, tri-, tétrapolaire, polypolaire ou oligopolaire ? La question peut paraître
inactuelle, puisque la situation présente ne répond à aucune de ces trois figures. La fin du jeu
dipolaire de la Guerre Froide a couronné l'hégémonie américaine. Une hégémonie ne définit
pas une transpolitie, mais une situation par nature transitoire. De deux choses l'une. Ou bien la
politie hégémonique fonde un empire en bonne et due forme : en termes techniques, elle
transforme la transpolitie en politie. Ou bien l'hégémonie se dissipe et un nouveau système
transpolitique se met en place. La mondialisation, entendue comme l'intégration de la planète
et de l'humanité dans une politie américaine unique, doit être réputée impossible. Les
Américains n'en veulent pas et leur régime politique leur rendrait l'entreprise impraticable.
Les autres n'en veulent pas et ont tous les moyens de s'y opposer avec succès, en portant le
coût d'une domination impériale à des niveaux prohibitifs. Le fait inédit d'une hégémonie
éclatante empêchée de toutes parts de s'achever en emprise impériale est une bonne clef, pour
comprendre et expliquer l'état présent du monde, mais elle est inutile pour pressentir l'avenir.
Une transpolitie mondiale reposant sur deux, trois ou quatre polities est possible et
plausible. Une transpolitie polypolaire n'est pas impossible, mais peu probable. Une solution
oligopolaire est possible, plausible et probable. À l'horizon d'une ou deux générations, les
candidats pressentis sont connus : les États-Unis, la Chine, l'Inde, la Russie, l'Europe, le
Brésil, l'Asie Antérieure. L'Afrique paraît devoir s'exclure du jeu pour une durée
indéfinissable. L' issue n'est pas certaine, tant s'en faut, car la Russie est bien mal en point,
l'Europe n'est pas une politie, le Brésil semble avoir dans son génie de toujours tromper les
espérances placées en lui, l'Asie Antérieure ne semble pas en état de produire prochainement
un oligopôle capable de faire figure sur la scène mondiale. Mais nous n'avons pas à prédire
l'avenir, une entreprise impossible et inutile. Nous décidons de retenir l'hypothèse
oligopolaire, de manière à en tirer des enseignements pouvant servir à deux usages très
différents. Un usage pratique serait de prendre toutes mesures efficaces, pour favoriser la mise
en place d'une transpolitie planétaire oligopolaire, si, du moins, cette issue apparaît comme la
plus souhaitable pour le genre humain. Un usage cognitif consisterait à tâcher de repérer dans
l'histoire en train de se faire les symptômes de l'émergence plausible de cette structure.

I. La logique oligopolaire

Une analyse par modèle, qui réduit la réalité à ses composantes essentielles et
l'exempte de toute perturbation extérieure, révèle les trois caractères fondamentaux d'un jeu à
cinq-dix joueurs : leur stratégie dominante est défensive ; la distinction est tranchée entre la
guerre et la paix ; la paix repose sur l'équilibre.
Par définitio n, un jeu n'est oligopolaire que si aucune politie n'est assez puissante, ni
actuellement ni virtuellement, pour l'emporter sur la coalition de toutes les autres. Si l'on
postule des joueurs informés et rationnels, la situation est telle que pas un d'eux ne doit viser
l'hégémonie et encore moins l'empire, puisque c'est impossible. Une politie ne peut assigner à
sa politique extérieure que deux objectifs, la sécurité ou la puissance. Dans tous les autres
jeux, le calcul indique qu'ils doivent être visés par des stratégies offensives et que la conquête
de la transpolitie entière est le but intermédiaire à atteindre. Quand, en effet, toutes les polities
ont été détruites au bénéfice d'un vainqueur ultime, celui-ci bénéficie, quelles que fussent ses
intentions à l'origine et au long de son ascension vers l'empire, d'une sécurité absolue et d'une
puissance suprême. Bien entendu, cette situation enviable suppose qu'il ne puisse surgir la
menace d'une politie issue d'une transpolitie extérieure. Dans un modèle, on peut décider
d'ignorer cette complication. Dans l'hypothèse de la mondialisation, on peut l'ignorer avec
confiance, sauf à supposer des mondes extra terrestres habités, avec lesquels notre Terre
pourrait former une transpolitie cosmique. L'hypothèse n'est pas tout à fait fictive, mais elle
n'est pas d'actualité. La conclusion demeure que la sécurité ou la puissance par la conquête ne
sont pas, en régime oligopolaire, des stratégies ouvertes à des acteurs rationnels.
Dès lors, chaque politie intégrée au jeu doit se contenter d'exister et de chercher à
persévérer dans l'existence. L'existence elle-même des polities est une donnée, héritée
d'histoires antécédentes et qui n'a pas à être justifiée. La modestie contrainte des ambitions
impose une réinterprétation des deux objectifs exclusifs de la politique extérieure. La sécurité
n'est plus la suppression par la conquête de toute agression potentielle, elle devient la capacité
à répondre avec succès à une attaque éventuelle. La puissance ne s'exprime plus dans un
triomphe ultime, elle doit servir à prévenir les attaques en les décourageant ou à se rendre
capable de relever le défi d'une attaque éventuelle. La capacité à prévenir et à relever une
attaque n'est exigée d'aucune politie en particulier, mais de la coalition qui se formerait en cas
d'attaque. Les objectifs de sécurité et de puissance en sont rendus encore plus modestes,
puisque chaque politie doit contribuer pour sa part à la sécurité et à la puissance de la
coalition. Le principe de la justice distributive s'impose ici : la contribution de chacune à
l'objectif commun doit être proportionnée à ses capacités objectives. Si l'histoire a produit des
polities de capacités défensives très variées, même les plus faibles et les plus menues peuvent
contribuer à la défense de la coalition et bénéficier de ses succès, ce qui leur donne le droit et
la possibilité de persévérer, elles aussi, dans l'existence. Un jeu oligopolaire bloque le
mouvement de coalescence politique qui travaille les sociétés humaines depuis l'aube du
néolithique.
Mais ne pourrait- il pas se faire que les polities se coalisent contre l'une d'elles, qui
serait incapable de résister ? Sans doute. Mais leur calcul serait à si courte vue et si stupide,
qu'il ne saurait être retenu par des acteurs rationnels. Il est certain qu'une coalition de toutes
contre une l'emporterait. Mais la clause oligopolaire qui veut qu'aucune politie ne soit plus
puissante que la coalition des autres, a pour conséquence que n'importe quelle politie pourrait
tomber victime d'une coalition. Comme aucune ne peut savoir à l'avance quelle sera la victime
désignée et que chacune sait que ce pourrait être elle, la prudence et la sagesse conseillent
d'éviter absolument ce genre de tentation. Une seconde considération doit en détourner
résolument. Supposons que, malgré tout, une coalition se soit formée et ait aboli une politie. Il faut partager les dépouilles. Ou bien les vainqueurs sont de puissance équivalente et chacun
recevra une part égale, négligeable au regard de ce qu'il détenait déjà. Ou bien ils sont de
puissance très inégale et les plus forts toucheront plus que les plus faibles. Ceux-ci feraient un
très mauvais calcul, car il se pourrait que le surcroît de puissance attribuée au plus puissant le
rendît supérieur désormais à la coalition des autres. En un mot, cette stratégie offensive à
l'intérieur de la transpolitie oligopolaire est soit inutile soit suicidaire.
Tout change. Les rapports de puissance entre polities ne sont pas figés. Ils se
modifient tant dans le potentiel de chaque politie que dans le coefficient de mobilisation du
potentiel atteint par chacune. Chaque acteur doit scruter perpétuellement le rapport des forces
et se préparer en conséquence. Une politie ne peut pas se contenter d'être passive ni s'estimer
prête à jamais. Elle doit être présente activement sur la scène transpolitique et ne cesser de
définir sa stratégie en fonction des développements nouveaux. Ceux-ci peuvent prendre deux
formes. Une innovation peut accroître la puissance potentielle de la politie qui la reçoit.
Toutes sortes de nouveautés peuvent contribuer à la puissance, scientifiques, techniques,
économiques, démographiques, mais aussi religieuses, idéologiques, politiques. À dire vrai,
tout peut servir à la puissance, directement ou indirectement. L'autre forme porte sur le
coefficient de mobilisation de la puissance potentielle. Les innovations sont, ici, plutôt de
nature organisationnelle et institutionnelle, et peuvent être quasi instantanées. Le jeu
oligopolaire est ainsi défini que la politie la plus innovante sous l'une et/ou l'autre formes
impose à toutes les autres de l'imiter dans les meilleurs délais. Aucune ne peut se permettre de
rester longtemps à la traîne, sous peine de cesser d'être active et de disparaître dans
l'inexistence. Le jeu est le plus favorable qui se puisse concevoir, pour la diffusion immédiate
des innovations les plus fécondes en applications transpolitiques.
Au total, chaque politie poursuit une stratégie défensive active, dont l'objectif et
l'enjeu sont la perpétuation de la politie. C'est, du moins, à quoi doivent se résoudre des
joueurs informés et rationnels. Même dans un modèle pur et parfait, l'une et l'autre conditions
peuvent ne pas être remplies. Dans un modèle, il est interdit d'envisager la négligence ni
l'ignorance. Il faut envisager des situations, où l'information fait objectivement défaut.
D'abord, une transpolitie oligopolaire ne résulte pas d'une décision délibérée, mais émerge
d'une manière contingente à l'échelle des siècles. Pendant la phase d'émergence, aucune
politie ne connaît encore le jeu qui finira par triompher. Aucune ne peut se permettre de jouer
à l'avance le jeu oligopolaire. Chacune doit jouer un autre jeu, qui ne peut être que celui de la
conquête pour la sécurité ou la puissance, soit directement soit indirectement, en devenant
l'allié et le satellite d'un vainqueur potentiel. Comme il est difficile et même impossible de
décider précisément, quand une transpolitie s'inscrit fermement dans la configuration
oligopolaire, les joueurs peuvent ne pas s'en rendre compte et poursuivre, pendant un certain
temps, des stratégies offensives devenues obsolètes et contre-productives. Ensuite, même une
transpolitie oligopolaire peut finir par périr, par accentuation des déséquilibres internes audelà
d'un certain seuil et/ou par menace extérieure. Personne ne peut savoir avec assurance
que le système n'est pas déjà engagé sur une voie conduisant inexorablement à un autre jeu,
un jeu de tout ou rien, qui impose une stratégie offensive. Enfin, tout repose sur l'équilibre
général des puissances développées par chaque joueur. La puissance d'une politie est dans la
dépendance de tant de facteurs variables qu'elle ne peut être connue dans sa réalité vraie qu'à
l'occasion d'une guerre. En attendant, c'est en partie une inconnue, y compris pour elle-même.
Par exemple, les généraux sont confiants dans leur capacité de gagner, mais ils n'en savent
rien en fait et ne peuvent pas savoir à l'avance. Le rapport entre puissances incertaines est
encore plus incertain. Il peut se faire qu'apparaisse une " fenêtre d'opportunité ", réelle ouimaginaire, où une puissance peut se croire en position hégémonique et vouloir saisir
l'occasion d'une conquête de la transpolitie.
Plusieurs circonstances peuvent obnubiler la rationalité des acteurs. Ils peuvent tirer
une conclusion rationnelle de prémisses fausses, si les informations utilisées sont faussées par
les circonstances précédentes. Le régime politique intérieur de la politie peut favoriser l'accès
d'un irrationnel à une position stratégique : un roi ou son favori dans un régime hiérocratique ;
un dérangé mental dans un régime autoritaire et encore plus idéocratique ; un faible dans un
régime démocratique, qui confonde stratégie défensive et passivité veule. L'appréciation par
les autres de l'irrationalité supposée de tel ou tel dirigeant peut être gravement en défaut. Les
autoritaires et les tyrans ont du mal à ne pas confondre l'esprit de compromis démocratique
avec de la faiblesse et de la lâcheté. Enfin, on ne peut jamais exclure un accès idéologique
collectif, qui soulève les passions et brouille la perception de la réalité.
Ces considérations et ces circonstances sont autant de contraintes pesant sur les
acteurs. La nature humaine étant ce qu'elle est, il faut s'attendre à ce que chacun s'estime
probablement bien informé et certainement rationnel, tout en envisageant que les autres
puissent ne pas l'être. Une source intarissable d'incertitude est ainsi créée, même dans les
conditions éthérées d'un modèle heuristique.
Un deuxième caractère du jeu oligopolaire est la distinction claire et nette de la
guerre et de la paix. Conceptuellement, la paix n'est pas l'absence de conflits, mais la
résolution non violente des conflits par le recours à la justice. Vers l'intérieur de la politie, la
fin peut être approchée par des dispositifs et des procédures, qui instaurent une pacification
tendancielle par la loi et le droit. Vers l'extérieur, deux états sont possibles, soit l'absence de
conflits et la paix soit des conflits et la guerre, puisque, par définition, entre polities, il n'existe
ni dispositifs ni procédures de pacification, sinon elles seraient réunies en une politie. Mais
l'espèce étant conflictuelle de nature, l'absence de conflits suppose l'absence de contacts. Dans
ce cas, la paix n'est pas une victoire sur la violence, mais un état de passivité. La guerre,
déclarée ou latente, est donc l'état normal entre polities. Cette normalité est la réalité dans les
systèmes di- et polypolaires, où la guerre est perpétuelle et la paix belliqueuse. La seule voie
vers la paix passe par la guerre et la conquête, qui conduisent à la paix impériale.
En système oligopolaire, la stratégie défensive dominante renverse la situation. La
paix passive, qui mérite à peine son nom, la paix reposant sur l'absence de conflits faute de
contacts est exclue par l'existence même de la transpolitie. La conquête étant rendue
impossible par le rapport des forces, la paix impériale n'est pas une issue réaliste. Il n'en
résulte pas que la guerre soit permanente ni perpétuelle, mais que son statut peut vivre, du fait
de la stratégie défensive, deux évolutions contrastées. Ou bien la guerre devient une sorte de
sport musclé, un genre de vie guerrier, où l'on risque sa vie mais pas celle de la politie : elle a
ses saisons et ses règles du jeu. Ou bien la guerre devient un dernier recours, quand un conflit
entre polities dégénère en violence, faute de pouvoir recourir à des dispositifs et à des
procédures de résolution pacifique des conflits : elle est un échec de la paix. Retenons la
seconde branche de l'alternative, plus réaliste dans le monde actuel. Elle entraîne plusieurs
conséquences. La paix et la guerre sont deux états distincts et étanches ; l'on passe de l'un à
l'autre par un effet de commutateur. La guerre est un dernier recours ; en cas de conflit, le
premier recours est la négociation pacifique, pour essayer de le résoudre : la diplomatie
devient une dimension transpolitique essentielle. Si la diplomatie échoue et que la guerre
éclate, celle-ci a pour objectif non pas l'abolition politique de l'ennemi, mais le retour à la
table de négociations et la restauration de la paix, après résolution du conflit : la guerre estnon seulement un dernier recours, mais ses enjeux sont encore limités. Enfin, en temps de
paix, les relations privées interpolitiques sont libres, sauf à se plier à la loi et au droit des
polities dont relèvent ceux qui nouent des relations privées.
Mais, la guerre a sa logique propre, qui est celle du conflit violent. Clausewitz a
montré que cette logique était celle de la montée aux extrêmes de la lutte à mort. Elle naît et
s'impose du fait que chaque belligérant cherche à gagner et a intérêt a mobiliser plus de
moyens que l'autre, y compris les passions. Comme chacun ne peut pas ne pas faire le même
calcul, la montée aux extrêmes ne rencontre aucun cran d'arrêt interne et automatique : il doit
être fixé de l'extérieur. La guerre oligopolaire a des enjeux limités, mais, une fois éclatée, elle
peut dégénérer en lutte à mort, surtout si des passions collectives s'en mêlent. Ainsi, la guerre,
en régime oligopolaire, peut dégénérer de deux manières, soit par le coup de folie idéologique
à visées impériales soit par le dérapage d'une guerre limitée en guerre totale.
Le concept d'équilibre complète la description et le démontage d'un système
oligopolaire. L'équilibre oligopolaire est une donnée objective, puisque le jeu repose de nature
sur la condition que pas une politie ne soit plus puissante que la coalition de toutes les autres.
Cet équilibre objectif détermine la stratégie défensive, où chaque politie a pour objectif
premier et dernier de persister dans l'existence. La survie perpétuelle reposant sur l'équilibre,
c'est lui qui doit devenir l'objectif prioritaire pour les acteurs. Les polities et leurs
responsables doivent subjectiver l'équilibre objectif. Comme, par ailleurs, la paix est l'objectif
commun, on obtient que la fin d'une transpolitie oligopolaire est la paix par l'équilibre, au
risque de la guerre. Trois conséquences peuvent être tirées de cette conclusion en forme de
théorème. Les enjeux principaux des guerres deviennent le maintien, la restauration ou
l'amélioration de l'équilibre. Les négociations de paix portent avant tout sur la restauration et
l'amélioration de l'équilibre. Le rapport des forces ne cessant de fluctuer et d'évoluer, des
changements et des renversements d'alliance sont indispensables, pour éviter que les
fluctuations n'en viennent à déséquilibrer l'ensemble.

II. L'espace quasi politique


L'examen de la logique oligopolaire a révélé deux espaces sociaux, qui ne
correspondent exactement ni à la politie comme espace de pacification tendancielle ni à la
transpolitie comme espace de guerre virtuelle. En temps de paix, les habitants des diverses
polities sont libres d'entretenir entre eux toutes les relations privées qu'ils veulent. La situation
ne se distingue pas de celle qui règne normalement à l'intérieur de chaque politie, sauf sur un
point. En cas de conflit entre deux ressortissants de polities différentes et si l'on veut éviter la
guerre, il faut prévoir des recours. D'autre part, en tant de paix comme en temps de guerre, la
diplomatie ne cesse jamais, soit qu'elle cherche à ramener la paix soit qu'elle s'évertue à
prévenir la guerre, en résolvant pacifiquement les conflits entre polities ou entre particuliers
originaires de polities différentes. Mais la diplomatie ne rejoint sa destination que si les
polities tombent d'accord, pour éviter la guerre ou restaurer la paix. Les deux espaces et les
situatio ns qui s'y développent, ne correspondent ni à l'" état politique" ni à l'" état de nature ",
tout en retenant des traits de chaque état. Faute de mieux, convenons d'appeler " quasipolitique
" cet espace et cet état. L'expression convient mieux que celle de " quasitranspolitique
", non pour des raisons d'euphonie et de décence langagière, mais parce que
l'espace considéré incline davantage vers la politie que vers la transpolitie, comme il ressort
de l'analyse de ses rapports avec la loi et le droit, des sources de ceux-ci et de leur mise en
oeuvre.Pour repérer avec une précision et une rigueur satisfaisantes ces réalités délicates et
subtiles, la méthode la plus sûre demeure l'analyse conceptuelle. Elle doit partir du politique
et de sa fin. Le politique est un ordre d'activités humaines, en charge de la gestion des
problèmes posés par la conflictualité humaine. L'espèce humaine n'est pas la seule à vivre des
conflits, mais elle est la seule, dont les conflits, faute d'un mécanisme inné d'expression et de
contrôle de la violence, court toujours le risque de se transformer en duel mortel. Le problème
posé à une espèce conflictuelle et libre peut s'énoncer ainsi : " comment vivre ensemble, sans
s'entretuer ? " La solution la plus générale possible de ce problème est la fin du politique.
Cette fin est la pacification - la résolution non violente de conflits inévitables- par la loi et le
droit. La loi désigne les règles du jeu, auxquelles les acteurs doivent se soumettre, pour
minimiser les risques de conflit et maximiser les chances de leur résolution pacifique. Le droit
consiste à " donner à chacun le sien ", en matière de contrat, de distribution, de punition et de
correction. Pour couvrir tout le champ du politique, il faut encore introduire le concept de
régime politique, qui est l'ensemble des dispositifs et des procédures convenant à la recherche
de la loi et du droit. Comme le problème originel est la violence et sa maîtrise, un régime
politique se définit essentiellement par la manière dont il institue les relations de pouvoir entre
acteurs participant ensemble à la poursuite de la paix par la loi et le droit.
Cette analyse conceptuelle concerne directement le quasi-politique, qui, par nature et
par définition, place la guerre en position de dernier recours. Par implication, il a pour fin la
paix, puisque, en renonçant " pour le moment " à la guerre et en confiant la gestion des
conflits à la diplomatie, il prétend les résoudre sans recourir à la violence. La prétention ne
peut être remplie que par le recours à la loi et au droit, ce qui revient à renoncer,
implicitement ou explicitement, à l'état de nature, où règne seule la ruse et la violence.
Recourir à la loi signifie définir des règles du jeu entre polities. Ces règles ont deux fonctions.
L'une est d'éviter les conflits en les prévenant. L'autre est de permettre à chaque politie
d'entretenir une confiance raisonnable dans les autres et dans leurs mouvements possibles, de
telle manière qu'il devienne inutile de prendre les devants, pour éviter le pire. En systèmes diet
polypolaires, la confiance est impossible et interdite aux acteurs. À deux polities, celle qui
gagne et élimine l'autre, gagne toute la sécurité et toute la puissance possibles. Chacune
connaît l'enjeu et doit soupçonner l'autre de vouloir profiter de la première occasion, pour tout
emporter. Remplacer le soupçon par la confiance serait pure folie. En conséquence, chaque
politie saisira effectivement la première occasion de gagner. À deux, trois ou quatre polities,
la confiance est impossible ou suicidaire et la paix est belliqueuse. Quand les polities sont très
nombreuses, des règles du jeu pourraient peut-être être énoncées, mais il est tout à fait
impossible de les faire respecter. Les coûts de coalition sont si élevés que, en cas de
transgression des règles par une politie, chacun a intérêt à attendre de voir ce que feront les
autres, car, si personne ne bouge, l'imprudent risque de tout perdre. De ce fait, - comme à
l'occasion d'une agression dans un lieu public -, l'agresseur bénéficie d'une chance positive
d'impunité, ce qui doit inciter chaque politie à attaquer quand elle peut, pour éviter d'être
attaqué en position de faiblesse. La confiance est impossible et la guerre permanente. C'est en
régime oligopolaire seulement que la confiance peut naître, grâce à une circonstance précise :
les coûts de coalitions sont assez bas, pour que la confiance naisse et se nourrisse de la
certitude raisonnable qu'un tricheur se verra puni par une coalition assez forte pour l'emporter.
Le second moyen de la pacification tendancielle est le droit. Dans le contexte des
relations entre polities, il consiste à donner à chaque politie ce qui lui revient, qui la satisfait et
n'est pas contesté par les autres. De quoi peut- il s'agir ? La réponse est donnée par le concept
de politie. D'un côté, elle a droit à l'indépendance, c'est-à-dire au droit de gérer elle-même sespropres affaires, sans interférences extérieures. Les anciens parlaient de la liberté " de la cité,
les modernes ont préféré retenir l'expression de " souveraineté ". Garantir à une politie son
droit et en faire reposer le respect sur des coalitions efficaces, c'est en faire une quasicitoyenne
dans une quasi-politie. Comme elle est libre et souveraine, elle est libre de consentir
des délégatio ns de pouvoir, si elle les estime propices au succès d'entreprises communes à
toutes les polities incluses dans le jeu. D'un autre côté, une politie a droit au respect du cadre,
à l'intérieur duquel la souveraineté peut être exercée et la paix recherchée entre citoyens par la
loi et le droit. Ce cadre est un territoire, ainsi défini qu'il puisse être défendu et donner à ses
habitants les moyens de la bonne vie.
On saisit mieux le statut ambigu et indécis de cet espace intermédiaire. Il penche vers
celui d'une politie, puisque la loi et le droit peuvent émerger et être imposés par des coalitions
efficaces. Mais ce n'est pas une politie, car un acteur peut toujours user de sa souveraineté,
pour rejeter une règle ou un accord et entraîner les autres dans la guerre. La situation peut
toujours et à tout moment basculer dans l'état transpolitique. Décidément, il est quasipolitique.
Le constat permet de poser la question : quel est le régime politique de cette quasipolitie
? Un régime politique est conceptuellement défini par le pouvoir et le pouvoir par
l'obéissance. Trois ressorts de l'obéissance peuvent être distingués : la peur, l'admiration et le
calcul. Le ressort retenu par la quasi-politie est évidemment le calcul. La peur est exclue, car
elle postule une politie en position d'imposer par la force sa volonté aux autres, ce qui
contredit la clause fondatrice d'un jeu oligopolaire. L'admiration ou le respect supposerait la
reconnaissance par chaque politie d'une autorité commune à toutes, assez impartiale et
prestigieuse, pour que ses arbitrages et ses sentences soient acceptés sans contestations.
L'occurrence est improbable, car le soupçon est irrésistible de partialité. De toute façon, une
politie peut toujours refuser de s'incliner et contester la légitimité de l'autorité. Le calcul est le
ressort naturel de polities libres, dont la souveraineté implique la capacité de déléguer des
pouvoirs à des instances compétentes, pour conduire des entreprises communes. Ce calcul est
au coeur du régime démocratique, comme la peur fonde le régime autocratique et l'admiration
justifie le régime hiérocratique. Une transpolitie oligopolaire incline de nature à une quasipolitie
démocratique.
Quelles sont les sources de la loi et du droit quasi-politiques ? Au sein d'une politie
constituée et en se plaçant au point de vue conceptuel du politique, la réponse est double. La
source réelle de la loi et du droit est leur contenu objectif. Une règle du jeu qui prévient
effectivement des conflits potentiels, parce qu'elle propose la bonne solution d'un problème
inévitable entre citoyens, telle est la source. De même, est source du droit toute règle de droit
qui donne à chacun ce qui lui revient effectivement. Cette part juste est celle qui respecte le
principe de justice concerné. Dans les échanges, la justice exige que chaque échangiste
reçoive la contre valeur exacte de ce qu'il cède. Dans les distributions, chacun doit recevoir
une part des richesses proportionnée à sa contribution à leur production, de pouvoir
correspondant à ses compétences et au besoin qu'en ont ses associés, de prestige équivalant à
son mérite. Chacun doit être puni en fonction d'une faute prouvée et engageant sa
responsabilité. La justice corrective redresse les déviations constatées sur tous ces points.
Mais, personne, ni individu ni groupe, n'a un accès direct et assuré à cette source réelle. Tous
n'en ont qu'une opinion fortement marquée de préjugés et d'intérêts égoïstes. Concéder à une
opinion un poids prépondérant, c'est non seulement fonder une autocratie ou une hiérocratie,
mais c'est aussi mettre toutes les chances du côté de mauvaises lois et de dénis de justice, car
l'hiérocrate et l'autocrate n'ont, eux aussi, accès qu'à des opinions. La seule issue hors du
dilemme est d'organiser une concurrence entre les opinions informées par les préjugés et les
intérêts, de telle sorte que, par essais, échecs, tris et cumulations, soient sélectionnées etprécisées de plus en plus celles qui vont dans le sens d'une adéquation plus grande avec la
source réelle. L'issue postule les libertés d'opinion, d'expression, d'initiative, d'association,
toutes les libertés qui habilitent les citoyens à participer à l'exploration et à l'invention de la loi
et du droit, sur la scène publique et sur des marchés privés.
La source réelle de la loi et du droit et la solution technique pour en capter les
émanations justes fondent la distinction entre le " non écrit " et le " positif ". Le non écrit est
la justice objective, mais son statut est celui de la virtualité, puisque personne n' y a d'accès
direct. Le positif est ce qui est posé au fur et à mesure que l'exploration se poursuit et que la
virtualité s'actualise. On peut postuler que le positif ne transcrit pas avec une fidélité absolue
le non écrit, ne serait-ce que parce que la loi est toujours trop générale par rapport à ses
applications toujours singulières et que le droit ne peut pas intégrer l'infinité des déterminants
qui interviennent en chaque occurrence singulière. C'est pourquoi tout repose, finalement, sur
des dispositifs et des procédures qui maximisent la probabilité que le positif exprime le plus
adéquatement possible le non écrit et minimise les risques de disjonction excessive. Ces
dispositifs et ces procédures doivent être des espaces sociaux réglés, sur lesquels les acteurs
puissent échanger, partager et explorer librement.
L'espace quasi-politique connaît la même distinction entre le non écrit et le positif.
Le non écrit est la situation, en termes de règles et de droit, qui permet de reculer le plus
possible le dernier recours qu'est la guerre. C'est la situation, où chaque politie n'aurait aucune
raison de déclarer la guerre, car sa souveraineté serait reconnue et respectée, son territoire en
sécurité et ses citoyens libres d'entretenir des rapports privés avec tous les autres, à condition
de respecter les lois et le droit posés dans chaque politie. Le positif résulte des transcriptions
du non écrit, obtenues par l'entremise de négociations entre polities. On l'appelle le droit
international ou le droit des gens. Ces négociations, conduites par la diplomatie pour prévenir
ou apaiser une guerre, se plient à la même procédure exploratoire des essais et des échecs qu'à
l'intérieur de chaque politie. Mais, le simple fait que la procédure repose sur des négociations
en bonne et due forme et non sur un espace social dont il est seulement exigé qu'il soit
soustrait à la violence et à la ruse, ce seul fait indique que le droit des gens n'est, lui aussi,
qu'un quasi-droit.
Le "quasi " de quasi-politique prend ici toute son importance, car il ne suffit pas
d'énoncer un droit positif, il faut encore le mettre en oeuvre et le faire respecter. Par nature et
par définition, il n'existe pas d'organes communs habilités à sanctionner le droit, au besoin en
recourant à la force. En d'autres termes, chaque politie demeure souveraine et décide ellemême
de la guerre et de la paix. D'où la question: qu'est-ce qui peut inciter les polities
oligopolaires à préférer se plier au droit plutôt que de recourir à la violence et à la guerre ? La
réponse est que, étant donné le rapport général des forces, la guerre est une solution toujours
plus coûteuse. Pour y recourir, une politie doit se sentir ou se croire supérieure en puissance.
Pour la contraindre à la raison et l'y ramener, les autres doivent se coaliser et recourir à la
menace de guerre ou à la guerre. La situation oligopolaire est une incitation générale à
respecter et à faire respecter le droit. C'est ici que le "quasi " devient décisif. La paix n'est
jamais garantie ni la guerre rendue impossible ou inutile, même dans un modèle pur et parfait.
Le droit positif est toujours plus ou moins décalé par rapport à la loi non écrite. Des
contestations sont toujours possibles, qui sont peut-être légitimes et dont les protagonistes se
convainquent aisément qu'ils sont dans leur bon droit. D'autre part, tout change, y compris le
contenu même du non écrit, si bien que le positif doit être perpétuellement réactualisé. Toute
modification peut être l'occasion d'un conflit et tour conflit transpolitique peut dégénérer en
guerre, car les polities sont souveraines. Le sens de l'honneur peut les conduire au point, oùl'on ne calcule plus et où l'on estime que mieux vaut la mort que le déshonneur et la perte de
la liberté.
Entre ces accès belliqueux, le droit transpolitique posé par les négociateurs est
reconnu et chaque politie a intérêt à le voir respecter. Quels dispositifs et quelles procédures
adopter, qui en assurent une mise en oeuvre convenable ? Deux grandes solutions sont
concevables. Ou bien chaque politie intègre le droit transpolitique dans sa législation
intérieure et s'efforce de le faire respecter par ses citoyens, avec les mêmes moyens que ceux
mis au service de son droit endogène. Ou bien la mise en oeuvre repose directement sur
l'engagement des polities, qui se transforment volontairement en quasi-citoyennes d'une
quasi-politie. Deux développements sont possibles. Elles peuvent décider des réunions ad hoc,
pour traiter un problème précis. Elles peuvent aussi créer des organes permanents, pour traiter
des classes définies de problèmes, et s'engager à en respecter les décisions. Les solutions et
les développements ne sont pas des alternatives absolues, ce sont des instruments différents à
mettre en oeuvre alternativement selon les cas.
Au total, le parallèle entre politie et quasi-politie est si poussée, que l'on peut se
demander, si une transpolitie oligopolaire mûre n'est pas une politie sans le nom ni la prise de
conscience. Où est la différence spécifique ? Elle est très précise et très repérable. Dans une
politie, celui ou ceux qui voudraient ne pas respecter la loi et le droit, se mettraient hors la loi
et dans une position infiniment désavantageuse, en termes de puissance, par rapport aux
forces de l'ordre. Dans une quasi-politie, le rapport des forces est moins désavantageux pour
la politie qui ne s'inclinerait pas. Le hors la loi peut recourir à la loi du plus fort et trouve
toujours de bonnes raisons pour le faire, à moins que, s'il n'est décidément pas assez fort, il
n'exerce son pouvoir de nuisance.


Conclusion. De la quasi-politie oligopolaire à la politie planétaire

Pourquoi ne pas sauter le pas, en créant une politie planétaire ? Le bénéfice serait
immense, puisque la guerre, née à l'aube du Néolithique, disparaîtrait définitivement des
histoires humaines. Car le pas à sauter consiste très précisément dans la renonciation, par
chaque acteur de la quasi-politie, à la guerre comme au dernier recours. La renonciation
équivaut à confier la gestion de tous les conflits à des dispositifs et à des procédures
communs. La guerre se fond dans la virtualité, dont elle ne peut ressortir que sous la forme de
la guerre civile.
Quelles indications peut-on tirer du modèle oligopolaire sur les raisons et les moyens
du saut dans une politie planétaire ? Après tout, certains pourraient trouver des satisfactions
dans la guerre et d'autres préférer conserver des polities souveraines héritées d'histoires très
longues et très estimables, au risque même de la guerre. Deux arguments rationnels - et non
pas des préférences sentimentales ou idéologiques - peuvent être avancés. L'un est utilitariste.
Il soutient, avec bon sens, que le dernier recours peut mal tourner et la guerre devenir totale.
À l'âge des armements atomiques, il vaut mieux éviter tout risque. L'argument tire sa
rationalité du fait que la guerre ne peut être justifiée comme une fin de l'homme que pour
autant qu'elle demeure un sport dangereux et excitant. Avec l'introduction du feu et, encore
plus, avec la mise au point, depuis la fin de la Deuxiè me Guerre Mondiale, d'armes de plus en
plus efficaces et destructrices, la guerre comme jeu ludique n'est plus crédible. Les raisons
utilitaristes sont toujours un peu courtes et ne donnent jamais le sentiment d'aller au fond des
choses humaines. Après tout, pourquoi faudrait-il absolument épargner à l'humanité dedisparaître dans une apocalypse nucléaire ? Un argument humaniste est plus solide et plus
définitif. La paix est une fin de l'homme. Un devoir de l'état d'humain est de toujours choisir
la paix, à condition qu'elle préserve la liberté, car celle-ci définit l'humanité comme espèce
distincte sur l'arborescence du vivant. La paix ne peut devenir perpétuelle et les libertés
garanties que dans une politie démocratique planétaire. Donc celle-ci est un objectif
souhaitable, dont il se trouve que, par ailleurs et par un concours millénaire de circonstances,
il a commencé à émerger dans le champ des possibles humains.
Le " comment ? " du saut dans la politie planétaire est plus facile à résoudre. Les
oligopoles la fondent en gérant en commun les problèmes communs. La réponse ouvre sur
deux solutions techniques. La plus immédiate, celle qui sollicite le moins l'imagination, exige
la création d'organes politiques communs, sur le modèle hérité des polities émergées au long
des dix derniers millénaires. Cette solution se heurte au problème délicat du transfert de
souveraineté. Jusqu'ici, l'histoire n'a produit aucun précédent, car toutes les coalescences
politiques ont résulté de la guerre et de la conquête ou de la pression d'un fédérateur
hégémonique. La construction européenne est la première expérience historique qui cherche à
démentir les enseignements du passé. L'expérience explore, selon les apparences, plutôt la
seconde solution technique. Elle consiste à créer, pour gérer pacifiquement des problèmes
circonscrits, des agences communes, distinctes et ad hoc. Au lieu d'exiger un transfert brutal
de souveraineté, la solution consiste à vider celle-ci de sa substance par soustractions
successives, en enlevant aux organes politiques de chaque politie un nombre croissant de
problèmes à gérer. À la limite, le transfert ultime de souveraineté est devenu une formalité.
La différence entre la construction politique européenne et une construction politique
planétaire éventuelle est précise et décisive. Si l'Europe ne devient pas un oligopole sur une
planète oligopolaire, elle glisse hors de l'histoire, pour en devenir un objet. Pour pouvoir jouer
dans la cour des grands, il faut être une politie en bonne et due forme, car c'est la seule
solution technique, pour devenir un acteur sur une scène transpolitique. Au contraire,
l'humanité unifiée politiquement serait l'acteur unique, si bien que le concept même de politie
perdrait de sa consistance et retrouverait le caractère de virtualité qu'il pouvait avoir avant la
Néolithisation.

Résumé : Ce texte nous présente les politiques en places et nous proposes de mettre en place une polique planétaire

Auteur : Jean BAECHLER

Source : http://www.asmp.fr/travaux/gpw/mondialisation/Baechler1.pdf

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